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un souffle libre

yoga sūtra II-50

 

s’immerger dans le vivant et trouver une autre dimension du souffle. Comment ? En se laissant porter par ses formes sans cesse changeantes dans le monde sensible, de l’intimité du souffle dans l’infiniment petit, à la contemplation des abîmes de l’infiniment grand…
dīrgha = le souffle ample, vaste, déployé
sūkshma = le souffle fin, subtil, pénétrant tout

voici donc quelques réflexions et pistes d’exploration autour des formes d’expression de la vie et du glissement qui s’opère, imperceptiblement ou par prises de conscience fugaces, dans l’expérience que nous en faisons. A cette fin, j’ai choisi de revisiter le sûtra à propos du prānāyāma qui développe le plus précisément la dimension du souffle tel que nous le vivons.

prāna, la force qui soutient la vie, peut être considérée selon les points de vue comme une manifestation du soi, une forme de l’énergie solaire assimilable par le vivant suivant les déterminations de son règne et de son espèce, ou autre chose. Prāna, l’énergie pure qui pénètre, habite et soutient la vie sous toutes ses formes, est omniprésent. La respiration, celle du minéral, de la mer, de l’arbre, de la peau comme celle qui passe par les poumons, en est un aspect particulier.

bāhya, abhyantara, stambha vrtti = l’expiration, l’inspiration et la suspension du souffle
le souffle qui va et vient, qui entre et qui sort, qui passe partout sans jamais s’attarder nulle part relie toutes choses entre elles.
◊ au repos, s’arrêter un moment sur le flux et reflux du souffle, dans une perception délibérément vague et diffuse embrasser les mouvements, l’espace intérieur et l’espace extérieur comme le milieu unique du souffle. En contact avec le souffle qui se meut, plutôt que d’en amplifier le flux, se laisser toucher par lui et le laisser faire ce qu’il fait.
◊ les yeux fermés, tout au déploiement toujours différent qui se fait en soi, tout au repli qui se fait toujours différent, tout à la plus infime des pauses
qui s’installent toujours différentes. Une attention ouverte, ne s’immiscer en rien. Les yeux ouverts, d’un ressenti global envelopper l’étendue et les
vagues du lac devant soi, le chien qui passe avec son maître, les mains posées sur les cuisses et ce petit vent d’ouest, un souffle unique.
le souffle c’est la vie elle-même, le réseau de connections et la cohésion entre toutes les formes de vie.
ce qu’on appelle inspiration, expiration ou encore suspension, en sont trois facettes, comme trois fleurs dans le grand champ de la vie. Chacune participe du tout, chacune dit l’un à sa manière : expansion, plénitude, rétraction, vide ou encore unité.
◊ quand le soleil apparaît, suivre le déploiement de la corolle d’une fleur et en parallèle les mouvements internes de son corps. Idem au coucher du
soleil.
fluidité, plasticité, perméabilité caractérisent les mouvements du souffle, qui dans l’interaction constante de toutes choses entre elles contribuent à créer la réalité à chaque instant. Le souffle est libre par nature et capable d’embrasser l’univers tout entier.
l’amplitude et la qualité de la respiration qu’on a dépendent de la relation qu’on entretient avec le reste du vivant : pris dans l’enfermement obsessionnel de sa tête, reclus dans un corps qui souffre, obnubilé par une sensation qui agace, le souffle cristallisé, rétrécit, se limite. Dans le même état mental, physique ou émotionnel, quand est rétablie la relation à ce qui est alentour, le souffle se dégage et retrouve sa liberté. Dans l’absolu prâna, c’est la vie toute entière.

◊ à vérifier dans un embouteillage imprévu qui nous fait manquer un rendez-vous important, dans les irritations quotidiennes, aussi quand lâche enfin ce qui des années durant empêchait la vie de circuler en soi etc.
◊ sur un tapis choisir la charrue, halâsana, ou la sauterelle, shalabhâsana, et laisser le souffle relier les parties entre elles dans une expérience ouverte du tout.

deśa, kāla, samkhya = le lieu, le temps, le nombre
à force de sentir filer le temps entre ses doigts, son cours s’accélérer dans une courbe exponentielle vertigineuse, fléchir sa cohérence, il finit par se résoudre dans l’instant et disparaître tout à fait en tant que jalon linéaire ou cyclique de notre existence. Nous sommes en train de passer de ne plus avoir le temps (de voir venir, de faire, de finir, de s’arrêter, de vivre, de rien, … ), à ne plus avoir de temps du tout, disparu. Exit le temps !
l’instant est la quintessence du temps. Quand se dissout le fil du temps, effacés l’avant et l’après, l’instant, kshana, se déploie comme s’épanouit une fleur.
c’est dans l’instant que se vit l’ouverture et chaque instant que l’on vit est littéralement la Vie. L’instant, portail souverain, ouvre sur une infinité de possibles, dans la plénitude de l’expérience.
◊ au réveil, vivre pleinement l’instant d’ouvrir les yeux et poser un regard ouvert sur ce qui est vu, même familier, même déplaisant.
le temps en soi n’existe pas, il a une existence relative dans notre tête qui construit une continuité à partir d’instants. Hier n’existe plus et demain n’existe pas encore.
◊ dans le flux et reflux du souffle : vivre comme un tout, un absolu, chacun des instants qui font l’inspiration, la suspension, l’expiration, la suspension, etc. Etre entièrement là, être juste là, dans la plus grande simplicité de sa personne.
l’instant est un trou noir qui résorbe et engloutit la matière temporelle du temps qui s’écoule, une porte qui ouvre sur des dimensions multiples, mouvantes et plastiques, un rayonnement qui donne une vision plus claire de la réalité. C’est un élargissement de l’expérience et de la compréhension que nous avons de la réalité, comme si nous passions sur un autre plan.
en réalité, c’est nous qui faisons disparaître le temps… Ces prises de conscience même fugitives de l’expansion de l’instant rendent le repère du temps
linéaire ou cyclique de plus en plus inadéquat à rendre compte de la multiplicité du vécu et bientôt obsolète, comme un outil d’une ère révolue.
dans l’instant : spontanéité, multiplicité, simultanéité, totale liberté d’être et d’agir dans une expansion porteuse et féconde.

l’espace aussi disparaît !
comme les problématiques du temps se résolvent dans l’instant, l’espace concentré, condensé se sublime dans le point qui dévoile dans un éclair à l’infini l’abîme de ses dimensions condensées ou s’élargit indéfiniment jusqu’à tout inclure dans une expansion qui englobe et unifie la diversité des phénomènes dans un tout.
◊ un exemple classique consiste à découvrir l’ordonnance du monde interne, et par extension ou par analogie celle du monde tout court, en fixant son
attention sur son nombril (YS III-29).
◊ l’espace ouvert d’une discussion est un point de rencontre assez large pour contenir l’univers de l’autre, le mien et le reste de l’univers.
les innombrables dimensions de l’espace s’interpénètrent et interagissent constamment. Chaque point de l’espace donne accès à une infinité d’univers parallèles manifestes, indépendants, simultanés et cependant parfaitement reliés entre eux. Notre perception sensorielle ordinaire est limitée par la tendance à un usage unilatéral de notre cerveau, elle est réduite de toute façon à ce qui est accessible à notre niveau de conscience. Les problématiques de l’espace (confiné, surpeuplé, aseptisé, dévitalisé, décalé, virtuel, … ) sont relatives à cette vision tronquée de la réalité.
◊ dans un espace saturé, comme une rame de métro aux heures de pointe, prendre pleinement possession de l’espace occupé par son corps et le
laisser se déployer autant qu’on le désire.
◊ dans un lieu de souffrance, vivre deux états simultanément : quand la mort est proche, sentir comment elle cohabite avec la vie, dans l’étroit retrouver l’ouvert, dans le lourd saisir le léger etc.
l’espace et le temps existent comme catégories mentales auxquelles nous adhérons à des fins spéculatives, comme dans la philosophie, ou en tant que conventions d’usage pratique dans le plan de la réalité où nous vivons. Ces notions servent de repères dans le domaine concerné, comme un itinéraire nous permet de nous orienter dans un terrain inconnu ou un lieu et une heure de rendez-vous de rencontrer quelqu’un. Mais elles limitent aussi la perception du réel à la ligne suivie pour le temps, aux dimensions envisagées pour l’espace. A moins de s’écarter du convenu ou du prévisible, peu de surprises dans l’expérience. Or le libre surgit justement quand on échappe, délibérément ou non, à l’espace-temps conventionnel.
face à la multiplicité du vivant, les notions d’espace et de temps tels que nous les envisageons restreignent notre expérience du réel, comme les oeillères le champ de vision du cheval de trait au sillon qui est devant lui.
que le souffle soit donc vécu dans l’infiniment ouvert de l’ici et maintenant, cette réalité matérielle du corps et du psychisme dans l’unicité de son expérience propre.

le nombre, la masse critique
la moindre prise de conscience individuelle influe sur toutes les consciences, même si elles ne le réalisent pas. Une expérience subjective est un hologramme de toutes les expériences possibles, un cheminement individuel avec ses libertés et ses errances, un sésame ouvrant à tous les portes franchies par chacun.
chaque expérience de l‘ici et maintenant donne au souffle, même fugacement, une expansion et une liberté absolues. C’est ainsi qu’augmente,
exponentiellement, la part de conscience, donc d’ouverture infinie du souffle. La masse critique est celle qui suffit à faire basculer le plus grand nombre dans l’instant.